Ça fait très longtemps que je n’ai rien publié ici, par manque de temps mais aussi par manque de matériel “publiable”. En faisant du ménage pré-déménagement, j’ai trouvé un CD rempli d’histoires oubliées. Certaines sont complètes, certaines ne sont que des ébauches. Certaines, je les trouve potables, d’autres ne verront probablement jamais le jour.
L’hiver est arrivé tôt cette année, c’est pourquoi j’avais envie de partager avec cette petite nouvelle plutôt ensoleillée. Quelque chose de simple et en français, j’espère que ça mettra un peu de soleil dans votre journée.
Jolène et Michel doivent se rencontrer pour la première fois aujourd’hui. Elle l’attend dans un café. Il est en retard.
Genre : Comédie romantique? Aucune idée…
Jolène porte sa jupe verte, celle avec les marguerites brodées, celle qu’on dirait un champ de mai. Sa camisole jaune pâle agit en soleil, faisant briller ses yeux et ses joues. C’est aujourd’hui enfin qu’elle rencontrera Michel, son correspondant Internet.
Elle l’a connu sous le nom de Canard75, elle-même signant Agnelle au bas de son message. « Pourquoi Agnelle ? » fut sa première question. Agnelle car elle est douce et frise comme un mouton les jours de chaleur humide. Il avait semblé apprécier sa réponse et ils étaient devenus amis. Amis occasionnels, quand ils avaient quelque chose à se dire. Plus le temps passait, plus ils s’en disaient. Des blagues, du quotidien, des souvenirs, n’importe quoi pour avoir quelque chose à se raconter.
C’est pourquoi ils décidèrent, presque un an plus tard, qu’il était temps de se rencontrer. Sans jamais avoir échangé de photos, ils ne savaient pas s’ils se trouveraient beaux, s’ils auraient envie de se revoir. C’était un jeu dangereux, comme embrasser son meilleur copain un soir de fête pour se rendre compte qu’un retour était impossible.
Ses jambes allongées, ses pieds nus empiétant un peu sur le trottoir, Jolène absorbe tout ce qu’elle peut de rayons UV, sans crème ni lotion. Une autre façon pour elle de jouer avec le feu, de braver l’interdit.
De la terrasse du café, outre la cacophonie des voitures et des piétons, on attrape au vol les notes d’un jazz joué par un clarinettiste de rue. Et si on porte vraiment attention, on peut aussi entendre cliqueter les pièces jetées dans son chapeau. Il fait beau, les gens sont heureux, généreux, et le musicien se plaît à offrir un concert à tous ces spectateurs mobiles.
Il est tout juste trois heures et Jolène sirote tranquillement une sangria. Comme elle a encore une demi-heure à attendre, elle ne boit pas trop vite pour ne pas devoir partir mais surtout pour être sobre quand Michel arrivera. Elle sourit un peu en imaginant la scène, lui qui arrive tout frais et pimpant, peut-être avec des fleurs, et elle chaude et pompette lui bavant sur le veston. Non vraiment, ce n’est pas la meilleure façon de faire connaissance.
Le musicien a maintenant délaissé le jazz pour une balade populaire, un truc pour amoureux transis. Pour une fois, Jolène ne lève pas les yeux au ciel ni ne soupire. Et si dans la prochaine heure elle aussi tombait amoureuse ? Si, par le plus heureux des hasards, Michel/Canard75 était l’homme de sa vie ? Celui qu’elle épouserait, qui lui bâtirait une maison et lui ferait une ribambelle de petits.
De plus en plus excitée par ses rêves éveillés, et par la sangria sans doute, Jolène ferme les yeux et offre son visage à l’onde lumineuse en montant un peu l’ourlet de sa jupe. Il fait chaud, ça pique sur la peau.
Le temps passe lentement, la glace dans le verre a fondu et Jolène avale ce qui reste d’un seul coup. Sera-t-il bientôt l’heure ? Le garçon du café apparaît à ses côtés, la faisant sursauter. Son verre est terminé, elle doit en commander un autre ou déguerpir. Il ne l’a pas dit mais elle l’a tout-de-même compris.
Les gens vont bientôt délaisser les bureaux et s’agglutiner sur les terrasses. Vendredi, folie du cinq à sept et du week-end qui est enfin là. Avant longtemps, le café et sa terrasse seront plein, pas question que Jolène perde sa place. Elle demande un deuxième verre.
Elle regarde sa montre. Il est trois heures trente-cinq; Où est Michel? Peut-être que l’autobus a pris du retard, ou que sa voiture stagne quelque part dans un bouchon de circulation. Elle ne sait pas comment il viendra. Pire, peut-être qu’il a mal compris et l’attend ailleurs, à une autre table, dans un autre café, dans un autre univers.
Jolène inspire profondément: Il n’est en retard que de cinq petites minutes, maintenant six… ce n’est rien. Elle continue sa séance de bronzage en attendant la sangria, en attendant Michel, en attendant peut-être le reste de sa vie. Son cœur s’emballe quand elle entend toussoter près d’elle. Ce n’est que le garçon qui lui a apporté son verre et qui attend son dû en plus d’un gentil pourboire.
Sa main glisse paresseusement dans son sac, fouille à la recherche de son porte-monnaie. Elle le trouve et y prends ce qu’elle doit, ajoutant une pièce de deux dollars toute neuve pour le service. La main au-dessus des yeux, Jolène lui sourit. Il est beau le garçon dans cette lumière, on dirait un ange. Si Michel ne se présente pas au rendez-vous, peut-être qu’elle pourrait s’intéresser à lui. Il a de superbes mains et un sourire éclatant.
Elle se doute bien que ce n’est pas la première fois qu’une cliente lui fait de l’œil. Il sourit simplement et retourne à son travail sans rien dire, sans lui demander son nom ni lui faire de compliment. Probablement qu’une cliente plus jolie l’attends à l’intérieur et il pourra lui raconter comment cette fille, dehors, semble avoir en tête de le séduire.
Trois heures quarante-cinq. Cette fois, il est vraiment en retard, le canard. Jolène commence à s’inquiéter, à se demander s’il est passé sans qu’elle ne l’ait vu. Il sait qu’elle porte la jupe champ de mai et la camisole soleil, qu’elle aime bronzer sans crème, que le jazz la fait vibrer et que ses cheveux frisent par chaleur humide. Aujourd’hui, par chance, c’est chaud et sec, sa chevelure reste en place et brille d’éclats ambrés. Pourquoi ne se serait-il pas arrêté s’il l’avait vue ?
Elle pousse un soupir. Pas un de ceux qui accusent, mais un de ceux qui espèrent, qui attendent, patients. Les gens commencent à arriver par petits groupes, contents d’être ensemble. Sur la terrasse, plus une table de libre. Une fille en shorts bleus s’approprie une des deux chaises vides à la table de Jolène sans rien demander. Jolène ne dit rien car il lui en reste une. Une seule pensée l’habite:
Où es-tu, Canard75 ?
Les gens doivent commencer à s’intéresser à elle. Ils doivent se dire « Pauvre fille, assise toute seule à sa table. Elle s’est sans doute fait poser un lapin. ». Malgré tout, elle reste là. Michel arrivera bientôt et ils verront bien qu’elle n’est pas une « pauvre fille ». Pas riche, d’accord, mais pas pauvre non plus.
Il est quatre heures cinq quand le garçon fait mine de vouloir prendre sa seule chaise libre pour l’amener ailleurs. Jolène se rebiffe, annonce qu’elle attend quelqu’un et qu’il arrivera bientôt. Amusé, le garçon laisse la chaise tranquille puis retourne à l’intérieur. Quelques rires discrets se font entendre un peu plus loin. La « pauvre fille » rougit. Elle doit être jolie comme ça, cramoisie de soleil et d’embarras.
Encore 5 minutes et Jolène partira, emportant avec elle le peu de dignité qui lui reste. Elle aurait dû amener son téléphone afin de faire semblant d’appeler celui qu’elle attend pour lui dire tout haut « T’es dans un bouchon ? Tu viendras me rejoindre à la maison alors. ». Tout ça pour partir la tête haute et faire bonne figure face à des gens qu’elle ne reverra probablement jamais.
Quatre heures quinze. Elle regarde autour. Les gens discutent, papotent, chuchotent. De quoi parlent-ils ? Une voix se distingue des autres, pas tant pour le timbre que pour le propos : « Demain, c’est vendredi, qu’est-ce qu’on fait ? ». Jolène rigole discrètement. Elle rigole jaune en fait, un peu comme le haut de sa tenue.
Vendredi demain ?
Tous le sang qui avait quitté ses joues se remet subitement en place. Si vendredi est demain, ça fait quoi aujourd’hui ?
Elle se retourne vers la voix et lance, sans vraiment savoir à qui elle s’adresse : « Je m’excuse, mais quel jour on est ? ».
Elle ne pourrait dire combien de personnes lui répondent, mais toutes disent jeudi. Mais non, jeudi, c’était hier, pas aujourd’hui. Aujourd’hui c’est vendredi. Non ?
Jolène a enfin son excuse pour partir. Elle n’a qu’à se prendre la tête entre les mains, lancer quelques « Oh non! » plaintifs et retourner à la maison. Ce qu’elle fait.
Son honneur est sauf… jusqu’à demain.
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